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Un peu d'inspiration à vous partager et quelques histoires plus personnelles....

Bleu à l’âme

Rouge, bleu, jaune sont les trois couleurs dominantes de ce tableau.
Dominantes comme des coups de massue.
Ses dimensions aussi, dans le passage restreint où je l’ai accroché pendant 4 ans.
Je suis tombée sous son influence chez eux. Elle l’a peint*. Je l’ai vu, aussitôt pensé l’acheter, mais trop cher, pas dans mes moyens. Puis ils se sont séparés, elle le lui a offert mais lui me l’a prêté, comme pour s’en défaire sans s’en défaire ?
Il est donc arrivé chez moi, dans cet espace où l’on se glisse sans le voir, mais sous son influence.
Présence, témoin, vigie dans l’ombre sans fenêtres, entre des portes parfois ouvertes.
Un crâne, énorme. Un visage en dessous, un œil, surtout, cerné de bleu, qui se détache sous l’énorme crâne rouge et rond comme une tomate. L’œil est inquisiteur et l’autre aussi, en retrait, plus lointain, qui enregistre. Les lignes sont fluides, celles du cou, de l’attache à l’épaule.
Les couleurs débordent les formes, les dépassent, rouge tomate, bleu, du bleu des presque jour ou presque nuit, des hématomes, sur un jaune coulant comme l’hématome encore quand il vire du bleu au jaune, quelque chose de vénéneux, de lourd, de suspect.
Couleurs malades sur lignes déliées. Qu’ai-je aimé dans ce tableau ?
Hypnotique…
Le crâne est nu. Pas trace de cheveux, de décor, d’habillage, de distraction. Nu comme un œuf énorme offert à la vue. Nu comme un œuf d’où émerge le regard d’un œil avant, qui fouille, un point dans l’ombre du couloir, un œil arrière qui tient les comptes et fait le point.
Puis soudain ma vie bascule, et ce crâne, ce visage, ces couleurs, ces yeux, sur les lignes de tension du cou, de l’attache aux fines épaules, c’est moi.
Je suis devenue ça. Mon reflet au miroir d’un tableau.
Cette nuit là, je la vois, la terrible bête m’a mordue et ne me lâche pas. Rouge comme le feu des chimios qui déferlent et des rayons qui dévastent. Bleu comme le sang charriant les toxines. Jaune comme la bile qui évacue les miasmes.
Mon crâne mis à nu par la fuite de l’excédent halo où je me drapais, où je me voilais ; ma vitalité, ma légèreté, ma danse, enfuies. Mon crâne dévoilé, mon os caché, mon œuf nu, originel, sans fioritures, sans voiles. Mon cou, ma nuque, mon moi, plus rien, plus de dune où me dissimuler. Mes yeux, nus, aussi, sans cils, sans poils, sans replis.
Moi. Nue. Ici, en moi, dans cette boîte palpitante et meurtrie qui est mon corps soumis aux rayons et aux poisons. Et là, sur ce mur, énorme boîte crânienne bleue, rouge et jaune. Moi et moi encore, je pleure enfin.
Moi, exposée dans ce fidèle, anticipateur et monstrueux portrait peint avec amour pourtant, en proie à l’épreuve du déchirement, de la lacération, de l’explosion et de l’anéantissement. Moi et moi, un moi jailli d’où ? soulevé de terre, pas ce moi familier, un moi nouveau et torturé, crucifié, moi et ce moi venu d’ailleurs, mais du fond de moi, face à face.
Puis enfin, le reflux. Peu à peu. Un jour après l’autre, centimètre gagné par centimètre, le poisson submergé devient ou redevient terrestre et regagne la terre. Ses poumons brûlés réapprennent le goût de l’air. Libération progressive de l’emprise. Terre promise, de nouveau. Retour. A genoux. Reptation hors des fruits pourris bleu nuit, jaunes verdâtres et rouge tomate abcès. Traînée sur les genoux, sur le ventre. Dos fait mal. Mal, hors du mal, moins mal, encore mal, toujours mal. Peu à peu. Sortir. Tirer, ramper, vers le jour, la paix, la caresse, le souffle qui se pose, les membres qui s’étirent.
Sortir. Enfin. Dormir. Respirer. Être là. Pleurer. Geindre. Grogner. Rire et sourire. Goûter, lécher, sentir. S’enrouler. S’éveiller. De nouveau.
Vivre.
J’ai rendu le tableau, lorsqu’il a fini son œuvre, le jour où je décide de vendre la maison.
• Toile peinte par Delphine Rapoport
• Toile prêtée par Fabio Roccelli
• Texte de Jacques Advenier
• Histoire vécue par Sophie Byzery

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